Catherine Wihtol de Wenden :
« Nous n’avons pas encore réalisé
à quel point ces nouveaux migrants
nous ressemblent »»
LIBÉRATION / IDÉES - INTERVIEW
Catherine Calvet — 4-12-2015
Dans son ouvrage, la directrice de recherche au CNRS dresse le portrait d’une nouvelle génération de migrants instruite et diplômée, loin de l’image misérabiliste souvent véhiculée. Elle dénonce la frilosité du gouvernement et appelle les politiques à réinstaurer le droit de travailler pour les demandeurs d’asile, supprimé en 1991.
Crise migratoire et attentats du 13 novembre, polémique sur le droit de circuler librement sur le territoire européen avec la crainte, pour certains, que des terroristes s’infiltrent dans ces mouvements de population : l’ensemble de ces sujets vont influencer le vote des régionales dont le premier tour a lieu ce dimanche.
Depuis cet été, la question des migrants rythme la vie politique française. Quelle image donne-t-on de ces personnes qui fuient la guerre et la misère ? Correspond-elle vraiment à leurs parcours et leurs profils ? Directrice de recherche au CNRS (Ceri-Sciences-Po), Catherine Wihtol de Wenden a publié le mois dernier Migrations en Méditerranée (CNRS édition), ouvrage qui décrit une nouvelle génération de migrants. Loin de l’image misérabiliste le plus souvent donnée, ils sont instruits et nous ressemblent de plus en plus.
Après vingt ans de recherches sur les migrations, qu’est-ce qui vous frappe le plus dans cette nouvelle crise migratoire ?
C’est le décalage grandissant entre les politiques et les réalités ! Les crises se multiplient aux portes de l’Europe : Libye, Irak, Syrie… et les politiques publiques européennes sont de moins en moins en phase avec ces événements. Ce sont des millions de personnes qui se mettent en mouvement, qui quittent leur pays. Le phénomène a changé de nature et d’échelle, du moins pour les demandeurs d’asile : cette année, ils sont plus de 630 000 pour l’Europe (contre 100 000 ou 200 000 les années précédentes), un chiffre inédit. Et la réponse européenne manque cruellement d’imagination : on refait les mêmes erreurs depuis plus de trente ans, on applique toujours les mêmes politiques migratoires qui ne fonctionnent pas.
Pourquoi ces politiques sont- elles inefficaces ?
Ce sont des mesures sécuritaires, comme les constructions de murs, la militarisation des frontières. Des effets d’annonce, comme déclarer que l’on va faire la chasse aux passeurs dans les pays de départ alors que nous n’avons aucun mandat pour cela. Ou encore relancer pour la énième fois des politiques de retour-réinsertion, comme au dernier sommet de Malte sur l’immigration qui a eu lieu les 11 et 12 novembre, alors que ces mesures n’ont jamais eu de résultats. Je pense qu’il faut favoriser des politiques de développement dans les pays d’origine, et qu’elles ne passent pas forcément par des reconduites à la frontière. La plupart des gens qui ont échoué dans leur projet migratoire n’ont qu’une idée en tête : repartir, souvent jusqu’à ce qu’ils y arrivent, afin de restaurer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, mais aussi vis-à-vis de tous ceux qui les ont aidés à financer leur voyage. Celui qui part, puis qui est débouté du droit d’asile et enfin renvoyé à son point de départ, ne ressent que de l’échec : il ne sera sûrement pas le meilleur candidat pour lancer un nouveau projet dans ce pays qu’il a cherché à quitter de toutes forces. Or, nous continuons ces politiques de retour stériles aux frais des contribuables européens.
Les migrants d’aujourd’hui ne sont plus ceux des années 70…
Nous n’avons pas encore réalisé à quel point ces nouveaux migrants nous ressemblent de plus en plus. Nous sommes restés à l’image des travailleurs que l’on allait chercher sur place dans les années 60-70 pour fournir des bras à notre industrie en pleine croissance. Aujourd’hui, ce sont des jeunes qui choisissent de partir, pour l’Europe ou pour les États-Unis, ils ont des diplômes et ils sont de plus en plus urbains. Ils ont déjà une expérience professionnelle. Ils appartiennent à une classe moyenne et sont dans une impasse dans leur pays d’origine.
Pourtant, l’image qu’en donnent généralement les médias n’est pas celle-là…
Les reportages sur les campements sous le métro de la Chapelle à Paris mettaient en scène des gens laissés dans des conditions indicibles. Si c’est un message adressé au Front national, c’est contre-productif, on donne une image des migrants désastreuse : des gens sales, qui ne travaillent pas… Alors que les sans-papiers n’ont juste pas le droit de travailler. De même à Calais, le fait de laisser cette jungle prospérer, c’est donner l’impression que ces gens profitent de la générosité publique, alors qu’ils ne demandent qu’à travailler ou aller en Grande-Bretagne. On montre un laisser-aller alors qu’ils ont plein de projets, qu’ils ont des réseaux, et que surtout ils ont fait preuve d’une énergie extraordinaire pour quitter leur pays. Il y a une théâtralisation de l’indignité. En les maintenant dans un tel état et en les montrant ainsi, je pense qu’on fait plutôt grimper les votes pour le FN. On inquiète les gens et on ne les informe pas. On ne leur explique pas que les profils des nouveaux migrants ont changé. C’est dangereux électoralement. Et si cette mise en scène vise à décourager les futurs partants, c’est tout aussi grotesque.
La dissuasion ne fonctionne pas ?
Les migrants ont souvent vécu des situations tellement difficiles qu’ils ne vont pas se laisser impressionner par des conditions précaires ou même indignes. Ils ont parfois fui la guerre, affronté une traversée de la Méditerranée périlleuse, ce ne sont pas quelques tentes sous un métro aérien qui vont les décourager.
Est-ce que cette théâtralisation de la misère est particulière à la France ?
J’ai l’impression que dans beaucoup d’autres pays, comme l’Allemagne ou l’Italie, les nouveaux arrivants sont immédiatement absorbés par le marché du travail. En Italie, ce sera peut-être du travail au noir, mais au moins personne ne reste désœuvré dans des camps. Les arrivants ne sont pas laissés à la merci des contrôles policiers ou des soupes populaires.
La France devrait organiser un accueil plus discret et plus digne. Les Syriens ne risquent pas de retourner chez eux avant longtemps. Un pays d’accueil comme la France ne devrait pas se contenter d’un provisoire qui s’éternise. On devrait leur fournir un toit et le droit de travailler afin qu’ils accomplissent sereinement les démarches de demande d’asile. Il n’y a pas d’appel d’air. Ce n’est pas parce qu’on accueille très mal les gens que cela va en décourager d’autres qui vivent sous des bombardements. Ils ne viennent pas ici pour des allocations ou des aides, il faut arrêter de raconter des histoires.
Pourquoi les demandeurs d’asile n’ont-ils pas le droit de travailler ?
Une fois de plus parce qu’on redoute un effet d’appel. Ce droit de travailler a été supprimé en 1991, on craignait les faux demandeurs d’asile. C’est une peur très française : la plupart des pays européens, comme l’Allemagne, ont fait l’inverse.
Comment jugez-vous la politique migratoire de la gauche au pouvoir ?
J’ai surtout l’impression qu’ils ont oublié toutes leurs promesses de campagne, que ce soit le droit de vote des étrangers ou les régularisations de sans-papiers. Même si le droit d’asile a été quand même réformé, et plutôt dans le bon sens, ce gouvernement reste d’une grande frilosité et privilégie encore une approche très sécuritaire.
Il est dommage qu’aucun homme politique d’envergure nationale n’ait répondu point par point au programme du FN sur l’immigration, ce serait pourtant très intéressant.
Et la problématique est la même au niveau européen. Bruxelles garde une approche policière de l’immigration. Ces nouveaux venus fuient des régimes non démocratiques, ils fuient des ennemis de l’Europe. Pourtant, l’immigration n’a jamais été un sujet central de préoccupation. Sauf parfois dans l’urgence.
Une mondialisation à deux vitesses ?
L’une des plus grandes inégalités de la planète réside dans le fait que certaines nationalités donnent un droit de voyager dans presque tous les pays et d’autres dans presque aucun. Migrer est pourtant devenu un nouveau mode de vie, justement encouragé par cette mondialisation. Les Occidentaux peuvent circuler librement, certains riches des pays pauvres y parviennent aussi. Mais l’immense majorité des habitants de cette planète est condamnée à la plus grande frustration. Si on est danois ou britannique, on peut circuler dans 164 pays, si on est russe dans 94 et si on est d’un pays africain, 4 ou 5 pays seulement. Cette inégalité à l’échelle mondiale n’est pas assez dénoncée. Certains, au Sud, peuvent sortir de chez eux mais n’ont le droit d’entrer nulle part et doivent subir le risque sanitaire, le risque de guerres, de corruption, de dictatures… La migration peut fournir une assurance, permettre d’amortir les à-coups. L’argent envoyé par le migrant à sa famille permet de survivre, d’atténuer une dévaluation brutale, de payer des études, des soins… C’est là que se trouve une partie d’une véritable politique de développement.
Les attentats du 13 novembre ont relancé le débat sur la fermeture des frontières…
La plupart des terroristes avaient la nationalité française, ou résidaient légalement sur le territoire, leurs commanditaires ne prenant pas le risque d’attirer l’attention des forces de l’ordre sur l’entrée irrégulière d’un étranger venu pour commettre son forfait. Il en est allé ainsi du 13 novembre, comme de l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier, ou de l’affaire Merah en 2012.
La reconnaissance du statut de réfugié se fait après un ou plusieurs entretiens à l’Ofpra, auprès d’officiers de protection spécialisés sur les régions de départ des demandeurs d’asile, et dont ils savent déjouer les mensonges et fausses preuves. Les cas douteux ne reçoivent pas le statut et la France reste stricte sur ce registre. Et, surtout, rappelons que le profil des demandeurs d’asile syriens est diamétralement opposé à celui des adeptes de Daech.
En fermant les frontières, favorise-t-on une forme de criminalité ?
On criminalise le passage. On a créé en Europe une nouvelle économie mafieuse qui gravite autour de la frontière. On peut se référer à l’expérience américaine. Ceux qui passent la frontière entre Mexique et États-Unis paient non seulement des passeurs, mais se font racketter par les cartels de la drogue. En criminalisant le passage, on livre des populations entières aux réseaux criminels.
Votre livre traite des migrations en Méditerranée. La notion d’espace euroméditerranéen a complètement disparu du vocabulaire politique ?
Alors qu’il n’a jamais été autant d’actualité. Le début des printemps arabes montrait bien que les jeunes de l’autre rive voulaient avant tout vivre comme nous. La photo du petit Aylan en est la preuve dramatique et flagrante, on y reconnaissait un de nos enfants, mêmes habits, mêmes baskets. Cela a participé à rétablir un peu d’humanité dans le débat.
Il y a presque deux Aylan par jour. Quelles sont les mesures les plus urgentes ?
En premier lieu, alléger les procédures pour les visas afin de fluidifier un peu la circulation, pour les étudiants par exemple. Élargir le statut de réfugiés prima facie à d’autres pays en conflit ou en déliquescence totale comme ceux de la corne de l’Afrique, le Yémen… Il faudrait aussi régulariser plus de sans-papiers, certains sont dans des situations ubuesques depuis des années. Et enfin ouvrir l’immigration de travail, nous en avons besoin.