LIBERATION
LE DROIT DE MIGRER
EST ESSENTIEL
DANS UN MONDE INTERDÉPENDANT
Catherine WIHTOL DE WENDEN CNRS - octobre 2013
Les récents drames de Lampedusa où 364 migrants ont trouvé la mort au large de l’île sicilienne en essayant d’aborder les territoires européens, suivis de l’«affaire Léonarda» et des réponses européennes à la situation migratoire en Méditerranée ont donné une actualité aux dysfonctionnements du système migratoire euroméditerranéen, à veille du sommet européen de Bruxelles sur cette question.
N’oublions pas cependant que l’essentiel des sans-papiers en Europe, quelque 5 millions, n’entrent pas de cette manière, mais légalement et prolongent leur séjour au-delà des autorisations prévues par leurs visas, qu’il s’agisse du :
- droit d’asile,
- regroupement familial,
- étudiants,
- touristes,
- la migration de travail.
En Méditerranée, les migrations, forment à la fois un espace migratoire, puisque la «mer du milieu des terres», comme l’appelaient les Romains, est l’une des plus grandes lignes de fracture du monde, économique, politique, sociale, culturelle, démographique et la migration, par sa mobilité entre les rives, contribue à en atténuer les écarts.
De nombreux flux, de créations d’entreprises, de commerce, d’échanges, de mariages, de liens transnationaux traversent la Méditerranée malgré la sévérité des barrières opposées à la mobilité dans la région.
C’est aussi un système migratoire, car une complémentarité existe entre les marchés du travail européens et leur profil démographique et la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée sur la rive sud, ajoutée à une moyenne d’âge beaucoup plus faible sur la rive sud
(l’âge médian y est de 25 ans, contre 40 ans en Europe).
Enfin, c’est un régime migratoire, car le système institutionnel, marqué par la fermeture des frontières externes de l’Europe en Méditerranée, est aussi caractérisé
- par de nombreuses pratiques et bricolages institutionnels et factuels,
- passages clandestins,
- double nationalité,
- réseaux transnationaux familiaux, économiques et médiatiques,
- régularisations,
- accords bilatéraux entre pays de la rive nord et de la rive sud
qui tantôt en atténuent la rigueur, tantôt marchandent les reconduites aux frontières contre des politiques de développement ou des titres de séjour pour les plus qualifiés, ou encore soulignent l’absurdité d’une clôture dans un lieu aussi riche d’échanges.
Une entrouverture, ne serait-ce que minime, des frontières dans la région à de nouvelles catégories de migrants serait une source de richesse accrue, sans compter le bénéfice qu’elle pourrait apporter quant à la progression du dialogue euroméditerranéen, car une plus grande mobilité du travail serait créatrice, sur la rive nord comme sur la rive sud d’un surplus d’activité économique.
Tous les travaux d’experts et d’économistes et ceux des grandes organisations internationales consacrés aux migrations (OIT, HCR, OCDE…) du monde entier, réunis à New York les 3 et 4 octobre avec les Etats du Nord et du Sud, ont rappelé, chiffres à l’appui
- que les migrations sont un facteur essentiel du développement humain, dans un monde interdépendant,
- que les migrations internationales sont le facteur le moins fluide de la mondialisation,
- que le taux de qualification des flux de migrants est plus élevé que celui des nationaux,
- que les transferts de fonds des migrants du monde (232 millions) ont atteint 400 milliards de dollars en 2012.
Ils soulignent aussi que les politiques migratoires doivent s’attacher
- à sécuriser les parcours migratoires,
- à s’effectuer dans le respect des droits de l’homme,
- à assurer la fluidité de l’offre et de la demande de main-d’œuvre,
- à faciliter l’issue positive des migrations pour les acteurs eux-mêmes, pour les pays de départ et pour les pays d’accueil.
Aujourd’hui, la migration est un phénomène non pas conjoncturel, mais structurel des sociétés de départ, pour des raisons démographiques, économiques et parfois aussi politiques.
Le monde bouge, même s’il n’y a que 3,1% de migrants internationaux à l’échelle de la planète, le monde rencontre le monde.
Les populations du Sud sont entraînées dans un vaste mouvement d’urbanisation, de scolarisation, à la source d’une mobilité accrue, interne (750 millions de migrants) et internationale dans la globalisation.
Le Sud attire presque autant de migrants (110 millions) que le Nord (130 millions).
Il est archaïque de ne proposer qu’une réponse sécuritaire, coûteuse et de peu d’effet à un processus en cours qui va se poursuivre.
Dans un contexte où la gouvernance mondiale des migrations, initiée par Kofi Annan voici dix ans, peine à s’imposer (on ne parle des migrations ni au G8 ni au G20), les Etats d’immigration acceptent difficilement, sous la pression de leurs opinions publiques, d’abandonner leur souveraineté au profit d’une instance mondiale qui leur imposerait des normes pour mieux réguler les flux.
Le droit à la mobilité, qui pourrait être un objectif pour le XXIe siècle, est entravé ou totalement prohibé pour les deux tiers de la population de la planète, soumise aux visas.
Il commence à susciter un militantisme associatif pourtant déterminé à faire respecter les droits de l’homme.
L’organisation d’espaces régionaux de libre circulation et l’élargissement des catégories de migrants autorisés à se déplacer légalement paraissent s’imposer d’évidence.
Mais la réponse à court terme, opposant un monde riche, vieillissant et dépendant à l’égard de main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée d’un côté à un monde jeune, de plus en plus diplômé et à la recherche d’emploi de l’autre, reste la fermeture des frontières et le renforcement de la militarisation de ses outils.
Cette réponse est porteuse d’insécurité, de terrorisme et de fanatismes en tous genres, tant au Sud qu’au Nord, alors que c’est au nom de la sécurité que l’on cherche à fermer les frontières.
Catherine WIHTOL DE WENDEN CNRS, Ceri-Sciences-Po.
Dernier ouvrage paru : «le Droit d’émigrer», CNRS éditions, 2013.