« Les Tsiganes de France dans la tourmente de 1939-1946 »

Le rejet fait loi 

Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS

 

Sous l’occupation nazie et le régime de Vichy, les Tsiganes furent privés du droit de se déplacer. Nombre d’entre eux furent internés et déportés. Les préfets furent chargés d’appliquer les ordonnances allemandes. Certains allèrent au-delà des demandes.

 

La méfiance, la surveillance et le contrôle visant les Tsiganes ne sont pas nés avec l’Occupation. En fait il faut prendre en compte un double héritage.

Côté français, on peut remonter à la veille de la Première Guerre mondiale.

En 1912, une loi imposait aux nomades qui entraient en France de justifier de leur identité et il leur était attribué un carnet anthropométrique qu’ils devaient présenter à l’arrivée et au départ de chaque commune.

Deux stéréotypes présidaient à cette loi : le Tsigane espion et le Tsigane voleur.

 

La question se reposa sans surprise avec la déclaration de guerre de 1939.

La mesure la plus importante fut le décret du 6 avril 1940 qui prohibait la circulation des nomades sur la totalité du territoire et pour la durée de la guerre.

Dans le préambule du décret, on lit explicitement que les nomades présentaient un danger car ils risquaient de surprendre le mouvement des troupes.

 

Côté allemand, la dénonciation du « fléau tsigane » était devenue une des priorités de l’administration allemande depuis la seconde moitié du XIXe siècle.

En 1926, sous la République de Weimar, la commission de la police criminelle mettait au point une « convention des Länder allemands sur la lutte contre le fléau tsigane » et qu’au moins dans les premières années, la politique suivie par les nazis s’inscrivit dans la continuité.

Si les lois raciales concernèrent les Tsiganes, la centralisation des mesures et des structures répressives date de 1938-1939, quand la répression s’emballa, jusqu’à la radicalisation de la fin 1942.

 

La décision prise par les Allemands de faire interner les nomades de France occupée ne peut donc surprendre et fit que cette population fut, en proportion, parmi les plus touchées par l’internement, avec la population juive.

Après avoir pris diverses mesures, comme l’expulsion de la côte atlantique des éléments dits « indésirables » (juifs, nomades, Britanniques), le commandement militaire (allemand) de Paris ordonnait que les Tsiganes se trouvant en zone occupée devaient être envoyés dans des camps d’internement et « surveillés par des policiers français ».

 

Ce furent donc les préfets qui se chargèrent d’appliquer l’ordonnance allemande.

Dans plusieurs cas, ils en profitèrent pour aller au-delà des demandes allemandes, en visant également d’autres populations « asociales », comme les clochards.

 

Les conditions de vie dans ces camps furent très mauvaises, même si le taux de mortalité ne fut pas très élevé.

L’hygiène était des plus sommaires ; le ravitaillement était très difficile, comme dans les autres camps, mais là, en outre, les organisations d’entraide étaient très peu présentes et les internés ne pouvaient profiter du moindre complément de nourriture.

Ces populations nomades étaient doublement touchées par l’internement : il y avait la mesure elle-même, qui n’était fondée sur aucun délit, et l’obligation de vivre enfermé, en contradiction totale avec le mode de vie itinérant qu’elles avaient choisi.

Leur situation était aggravée encore par leur statut dans la société : ces nomades étaient largement rejetés par le reste de la population, au point que, s’ils essayaient de s’évader, ils étaient ramenés au camp.

 

Nous estimons qu’ils furent entre 3 000 et 5 000 hommes, femmes et enfants à avoir été internés dans tout ou partie de la période.

La politique de Vichy fut différente de ce qu’on pouvait en attendre.

Quand j’ai commencé à m’intéresser au sort des Tsiganes de France, j’ai pensé qu’on allait trouver là une nouvelle cible de la politique d’exclusion développée par l’État français.

 

Or, non seulement ils étaient absents des discours officiels, mais on ne retrouve pas d’équivalent de l’ordonnance allemande en zone non occupée. En fait, on continua à appliquer, dans une parfaite continuité, la loi promulguée par la IIIe République, le 6 avril 1940, en demandant l’assignation à résidence, et donc la sédentarisation.

 

Il y eut cependant des Tsiganes internés en zone sud.

Ils furent bien moins nombreux qu’en zone nord (moins d’un millier au total), alors même qu’il s’y trouvait bien plus de Tsiganes.

Surtout, pour la plupart, ils venaient d’ailleurs : au second semestre 1940 pour l’essentiel, les Tsiganes furent expulsés d’Alsace et de Moselle par les autorités allemandes qui avaient tout pouvoir sur ces départements de l’Est (zone annexée au Reich), vers la France non occupée.

Comme les juifs également expulsés de cette zone en octobre 1940, ils furent transférés par Vichy dans des camps après leur passage de la ligne de démarcation.

Le seul camp spécifiquement tsigane qui existât en zone sud fut érigé à Saliers (Bouches-du-Rhône) en 1942, mais à l’initiative d’un organisme officiel qui menait, en parallèle et bien entendu sans l’accord du régime, une action clandestine (son responsable, Gilbert Lesage, fut un « Juste ») et qui cherchait en fait à protéger ces Tsiganes d’une éventuelle déportation.

 

Au total, l’internement des nomades en zone sud fut donc un phénomène marginal, lié à des circonstances exceptionnelles, tandis qu’en zone nord il fut massif et la conséquence d’une décision allemande, même si les préfets et les autorités locales, comme le reste de la société, se satisfirent d’être ainsi débarrassés de populations jugées « indésirables ».

 

Pour une centaine d’internés, il y eut des départs volontaires pour travailler en Allemagne (en échange, donc, d’une libération) et des départs contraints, après la promulgation de lois françaises qui permettaient d’imposer le travail obligatoire en Allemagne.

Le convoi parti le 15 janvier 1944 de Malines, en Belgique, s’inscrivait dans une tout autre logique puisque 351 Tsiganes furent déportés ce jour-là à destination de Birkenau et que seuls 12 survécurent à la libération.

On a pu en reconstituer l’historique :  à l’automne 1943, une rafle était organisée dans le ressort du commandement militaire de Bruxelles, soit en Belgique et, pour la France, dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais.

Sur les 351 déportés on comptait 145 Français et 121 Belges. Il n’y en eut pas en France occupée, hors le Nord.

es nomades continuèrent à y vivre dans des conditions particulièrement difficiles sans pouvoir compter sur la solidarité de la population.

 

Les stéréotypes eurent la vie longue, puisque, après la Libération, une bonne partie de ces nomades restèrent internés, certes dans de meilleures conditions, mais les nouvelles autorités continuèrent à se méfier de cette population.

C’est dans la continuité de ces mécanismes de rejet et d’exclusion qu’il faut trouver la leçon principale de cette dramatique histoire.

 

CNRS Éditions, Poche, 2010 - et film la France des camps 1940-1944 diffusé sur France 2 le 8 avril 2012.